Rétrospective Louis Malle

Rétrospective Louis Malle

Rétrospective consacrée aux films de fiction de Louis Malle, réalisateur au croisement de la Nouvelle Vague, du cinéma d’auteur français et du cinéma indépendant américain, et créateur d’une œuvre foisonnante, souvent provocante et éclectique.

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Le gentil rebelle

A l’occasion du travail de restauration de la quasi-totalité de l’œuvre de Louis Malle par Gaumont, la Cinémathèque suisse consacre une rétrospective à cet auteur longtemps délaissé par la critique française, mais très apprécié en Italie, notamment à la Mostra de Venise, où il est l’un des réalisateurs français les plus primés.

Né en 1932 dans une grande famille d’industriels, Malle commence à réaliser des films dès son adolescence avec la caméra 8mm de son père. A 20 ans, encore étudiant de cinéma à l’IDHEC (aujourd’hui La Fémis), il suit le commandant Jacques-Yves Cousteau pour tourner Le Monde du silence (1955), premier film documentaire récompensé par la Palme d’or à Cannes en 1956 et qui remporte l’Oscar du meilleur documentaire l’année suivante.

Bien qu’appartenant à la même génération que de nombreux réalisateurs de la Nouvelle Vague, Malle reste en marge du mouvement, tout en partageant un besoin de renouveau esthétique et l'affirmation d’une liberté créative qui l’emmèneront vers l’expérimentation permanente de styles narratifs et formels, au-delà des genres préétablis. Il alternera ainsi, tout au long de sa carrière, documentaires et films de fiction souvent caractérisés par des aspects autobiographiques. Esprit libre et éclectique, avec un goût certain pour la provocation – on l’a défini parfois comme «le grand bourgeois ennemi de la bourgeoisie» –, Malle aborde tous les sujets et bouscule les conventions, les restrictions et les tabous de la bonne société française: la relation adultère (Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants), la dépression et le suicide (Le Feu follet), ou encore la révolte contre une société corrompue (Le Voleur).

Après ses premiers films dans lesquels il met en scène sa muse et compagne Jeanne Moreau – à laquelle nous consacrons aussi une rétrospective en mai et juin (voir p. 25) –, Malle réalise deux longs métrages qui suscitent plus que jamais la polémique. Dans Le Souffle au cœur (1971), il évoque un rapport incestueux entre une mère et son fils, et dans Lacombe Lucien (1974), il raconte l’engagement d’un jeune paysan dans la Gestapo française durant l’Occupation. Accusé d’ambiguïté idéologique pour ce portrait sans filtre – et sans jugement – de la France fasciste et collaborationniste, Malle décide de s’expatrier aux Etats-Unis où il réalise, entre autres, le très controversé Pretty Baby (1978) sur la prostitution enfantine, et Atlantic City (1980) avec Susan Sarandon, Michel Piccoli et Burt Lancaster, dans l’un de ses derniers grands rôles au cinéma.

Après dix ans d’exil, Louis Malle revient en France et réalise Au revoir les enfants (1987), son film le plus personnel, qui bénéficie de la photo- graphie de Renato Berta et dans lequel il reprend des éléments de ses films les plus contestés et transgressifs. Acclamé cette fois-ci par la critique et le public, le film reçoit le Lion d’or à la Mostra de Venise, ainsi que sept César, dont celui de meilleur film et de meilleure réalisation.

Louis Malle est l’un des rares cinéastes français à avoir atteint une telle notoriété à l'étranger. Il est décédé à l’âge de 65 ans à Los Angeles, après avoir signé Vanya on 42nd Street (1994), sublime et ultime hommage au septième art, au théâtre et à ses comédiens.

Chicca Bergonzi

Louis Malle par Louis Malle

Aujourd’hui, je sais que je suis un metteur en scène. C’est mon métier et je le pratique avec passion, avec acharnement. Je ne saurais rien faire d’autre et je me demande ce que je serais devenu, si je n’avais pas choisi le cinéma. J’étais sensible, mais fermé; curieux, mais timide; ouvert, mais intolérant. Mon travail m’a forcé à regarder, à écouter, à comprendre. Il m’a fait connaître intimement des êtres, des situations, des milieux que je n’aurais fait que côtoyer «en touriste».

J’ai compris peu à peu que le cinéma est un médiocre véhicule des idées. On le situe volontiers à la traîne de la littérature, mais c’est à la sculpture, à la musique qu’il vaut mieux le comparer. Il s’adresse d’abord aux sens, à l’émotion. La réflexion vient après. Un film, c’est le rêve de quelqu’un, projeté sur un écran dans la pénombre de la salle. Le spectateur, seul au monde dans son fauteuil, est un voyeur. Il regarde ces images, il leur ajoute ses propres fantasmes, son humeur du moment, et il les fait siennes. Le cinéma que j’aime ne s’adresse ni à la logique, ni à la raison. Il touche, il envahit, il provoque, il est un miroir déformant dans lequel le spectateur se regarde. Mais je n’aime pas qu’il démontre, ou qu’il manipule. Nous savons, nous cinéastes, comme il est facile, par des artifices d’écriture, de faire naître chez le spectateur des réflexes conditionnés.

Je pense que le public a sa part dans la création cinématographique et je vois mon travail comme un dialogue. J’aime que mes films soient des structures ouvertes, des propositions, des interrogations. Au spectateur de compléter les cases, de donner son point de vue. Un film qui fait l’unanimité a quelque chose de suspect. Je préfère l’autre extrême, que j’ai souvent observé, quand deux personnes, assises côte à côte dans la même salle, voient chacune un film différent. A l’égal du spectateur, le metteur en scène est subjectif, même s’il prétend filmer la réalité telle qu’elle est. La façon dont il place sa caméra est un choix, une interprétation, souvent inconsciente. Et ses personnages eux-mêmes lui échappent en partie. Ainsi, sans que je l’aie vraiment voulu, je m’aperçois que les miens suivent des chemins de solitude. Ils sont presque toujours en marge, ou en rupture. Accident historique, rite de passage, crise intérieure, quelque chose leur arrive, et ils sortent de leur route. Leur comportement devient irrationnel, amoral, ou même criminel. Ils ne suivent plus les règles de la société, et ils jettent sur elle un regard nouveau, lucide, parce qu’ils sont passés à l’extérieur. Ils ne s’en sortent jamais très bien, vaincus, récupérés, ou éliminés.

Pourquoi ai-je récemment filmé tant d’adolescents en rupture d’enfance? Sans doute parce qu’en vieillissant, le souvenir de ces années-là m’est revenu. Je me rappelle le regard à la fois angoissé et moqueur que je jetais sur la «commedia dell’arte» que se jouent perpétuellement les adultes. Leur confusion, leur hypocrisie, leur vanité me rendaient perplexe. Aujourd’hui, avançant dans ma course, je cherche à retrouver ce regard-là, la lucidité, l’ironie, la tendresse de l’enfance.

Je n’ai pas de certitudes, j’ai de moins en moins d’idées générales. Dans tous les domaines, je me méfie des théoriciens, ceux qui regardent le monde avec des jumelles truquées, qui n’observent que pour vérifier. Je n’ai d’autre engagement que ma curiosité. Essayant d’être lucide, je me contredis. On m’a pris successivement pour un anarchiste de droite, un gauchiste, un nostalgique du passé. Je ne trouverai jamais une idéologie, un système politique qui me donnent satisfaction.

Mais j’ai une conviction intime: je ne serai jamais pour l’ordre établi. Malraux a écrit: «Tout homme actif et pessimiste à la fois est ou deviendra fasciste, sauf s’il a une fidélité derrière lui». Je suis actif, et pessimiste, mais je sais aussi à quoi je suis fidèle: c’est à ce matin de janvier 1944 où j’ai vu le jeune garçon juif qui était dans ma classe se lever à l’entrée des gestapistes, et nous serrer la main l’un après l’autre, en nous regardant dans les yeux.

Je crois que le bonheur existe. Il vient par bribes, moments furtifs et intenses qui arrêtent nos montres. Il faut savoir voler ces moments-là, à l’image des anneaux que nous essayions de décrocher au passage avec un bâton, sur les chevaux de bois de notre enfance. Degas disait: «Il y a l’amour, il y a le travail. Et nous n’avons qu’un cœur...». J’essaie de vivre entre mes films, je prends le temps d’aimer. J’ai deux enfants, maintenant, et je ne me lasse pas de les regarder, de les toucher. Et puis je repars à nouveau, je m’immerge dans le travail. Avec l’aide de quelques complices, en vase clos, coupé du monde, j’essaye de faire exister un rêve, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Chaque film est une vie en raccourci. Et quand il est fini, quand se coupent brutalement ces liens si serrés qui nous attachaient aux acteurs, aux techniciens, c’est comme une mort. Le film sort dans les salles, il devient à tout le monde. Deux heures de votre temps, deux ans du nôtre. Etrange métier.

Louis Malle, Extrait tiré du livre «Louis Malle par Louis Malle» aux éditions de l’Athanor, 1978

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