Rétrospective Radu Jude
En mai, retour sur l’œuvre du cinéaste roumain Radu Jude avec plusieurs fictions, des courts métrages et son nouveau film en avant-première N’attendez pas trop de la fin du monde, Prix spécial du jury au Locarno Film Festival en 2023.
Humour à mort
Une dizaine d’années après la chute du régime de Nicolae Ceaușescu, en 1989, la Roumanie a connu un essor impressionnant de cinéastes avides de raconter librement leur vision de la révolution (comme dans The Paper Will Be Blue de Radu Muntean ou 12h08 à l’est de Bucarest de Corneliu Porumboiu, tous deux sortis en 2006), en y ajoutant un regard souvent désillusionné sur l’avenir européen du pays. Parmi les créatrices et créateurs roumains de cette nouvelle vague, il en est un qui, tout particulièrement, a décidé de mettre la caméra où ça fait mal, avec une intelligence rare, mais aussi, presque toujours, avec un humour absolument ravageur: Radu Jude, né en 1977 à Bucarest.
Après quelques expériences d’assistant et plusieurs courts métrages, il signe en 2009 son premier long métrage, La Fille la plus heureuse du monde, récit tragi-comique de la gagnante d’un concours publicitaire et du tournage avorté du film censé vanter la marchandise. Présenté au Festival de Berlin, le film met en évidence la façon dont la Roumanie nouvelle (se) coule dans le moule de la société de consommation. Son film suivant, plus amer, autour d’une situation de divorce, Papa vient dimanche (2013), présenté au Forum à Berlin, prolonge cette réflexion contemporaine. Il décide ensuite de remonter le temps et signe un western picaresque dans la Valachie du XIXe siècle, en noir et blanc et accompagné d’une musique locale, Aferim! (2015), lauréat d’un Ours d’argent à Berlin, où il évoque le destin (tragique) des Tziganes en Roumanie. Ensuite, toujours dans une veine en partie historique, il s’inspire des textes de l’écrivain juif roumain Max Blecher, écrits en 1937, pour raconter le naufrage annoncé de la société occidentale et la montée des totalitarismes dans Cœurs cicatrisés, lauréat du Prix spécial du jury au Festival de Locarno en 2016. Dans la foulée, il évoque le massacre de 25’000 à 34’000 juifs par l’armée roumaine à Odessa, en 1941, et l’adhésion roumaine au nazisme, une part d’histoire passablement réécrite durant l’époque communiste, dans Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares (2018).
Avec Bad Luck Banging or Loony Porn (2021), Ours d’or à Berlin et présenté à la Cinémathèque suisse en avant première, Radu Jude reprend son observation de la Roumanie contemporaine à l’aune de la pandémie et des réseaux sociaux, questionnant la morale, le mensonge et les non-dits avec un humour (noir) extraordinaire. Quant à son nouveau film, N’attendez pas trop de la fin du monde (2023), lauréat du Prix spécial du jury à Locarno, c'est sans doute celui de sa filmographie qui est «le plus enthousiasmant, le plus foisonnant, le plus inventif, le plus drôle et désespérant» (dixit Jérémie Couston de Télérama). Radu Jude le décrit comme un film à la fois «mi- comédie, mi road movie, mi-film de montage, mi-film en plans-séquences» et portant sur le travail, l’exploitation, la mort et la «gig economy», soit cette nouvelle façon d’exploiter les travailleuses et travailleurs en les engageant pour des petits mandats via des plateformes collaboratives. Il y condense à la fois son humour ravageur, son regard caustique sur la société et son amour très profond pour la création cinématographique. Toute son œuvre est en effet jalonnée d’expérimentations stylistiques où la mise en abyme, le film dans le film, la relecture des genres, la dilatation du temps à travers le plan-séquence sont poussés aux extrêmes et donnent, in fine, une image éclatée et pourtant si juste de la société. Un immense cinéaste à (re)découvrir d’urgence.
Frédéric Maire
Les autres films de la rétrospective
En marge de la projection en avant-première du nouveau film de Radu Jude, la Cinémathèque suisse revient sur l'œuvre du cinéaste roumain à travers une sélection de courts et de longs métrages qui ont la particularité d'alterner les genres, les époques et les partis pris esthétiques selon la forme qui convient le mieux au sujet abordé. Tantôt film historique, manifeste punk, spot publicitaire ou encore huis clos anxiogène, ces facétieux portraits de société poursuivent un objectif commun, celui d'interroger la marche très discutable du monde.
Biographie(s)
Radu Jude
Né en Roumanie en 1977, Radu Jude se forme à la réalisation à l’Université de Bucarest. Puis, il fait ses classes comme assistant- réalisateur, notamment sur Amen de Costa-Gavras (2002). Il signe quelques courts métrages, avant de s’attaquer à son premier long métrage La Fille la plus heureuse du monde (2009). Il réalise ensuite Papa vient dimanche (2012), ainsi que deux films courts sélectionnés à Cannes. Aferim! (2015) remporte l’Ours d’argent de la meilleure mise en scène à Berlin, et Cœurs cicatrisés (2016) gagne le Léopard d’argent et le Prix spécial du jury à Locarno. En 2016, il met en scène au Théâtre National à Timișoara les Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman. Bad Luck Banging or Loony Porn (2021) remporte l’Ours d’or du meilleur film au Festival de Berlin.
Evénement(s)
Avant-première: N’attendez pas trop de la fin du monde de Radu Jude
Jeudi 2 mai à 19:00
Mon film est composé de deux histoires principales, sur le thème de l’exploitation, autour desquelles en gravitent d’autres; ou du moins des images et des sons qui permettent aux spectatrices et spectateurs d’en imaginer d’autres. (...) Il me semble que la structure, l’architecture du récit est aussi importante que le récit lui-même. Je peux résumer le film par une citation de Jacques Rivette: «Le cinéma est, fondamentalement, art descriptif et didactique: les deux se lient. Ce n’est que par un hasard de l’histoire que la forme du récit lui est devenue comme consubstantielle. Sa vocation véritable est l’essai: c’est-à-dire la mise en ordre descriptive de la réalité, la révélation des relations, liaisons et concordances des divers phénomènes». C’est cela que j’ai essayé de faire dans ce film, avec les moyens dont je disposais. Connecter plusieurs récits (sur l’exploitation, la mort, les images), plusieurs genres (road-movie, comédie, film de montage, documentaire), plusieurs types d’humour (du plus simple au plus raffiné) et plusieurs stratégies au niveau de l’esthétique, que le public appréciera ou détestera, voire les deux.
Radu Jude